De la Souffrance à être à la Souffrance à exister. Dr Pierre CORET

Souffrance

De l’essence à l’existence…

 

Le mot souffrance vient de deux mots latins : le préfixe sub, qui signifie en dessous et le verbe ferre, qui signifie porter. Le mot implique donc l'image d'un portage sous lequel on peut ployer jusqu’à n’en plus pouvoir… Elle peut être bruyante, mais aussi muette et déniée. De toute façon, elle est antithétique à la jouissance et elle envahit tout l’être : « je suis mal ». C’est sûrement ce qui la différencie le plus de la douleur qui ne se tait pas et qui est le plus souvent limitée à un organe ou à une cause identifiable : « j’ai mal ». Elle peut même être parfois source de jouissance « Fais-moi mal, Johnny ! », chantait Boris Vian.

 

Le terme de souffrance est souvent employé à tort au sujet du règne végétal ou animal : la plante ou l’animal est malade et se trouve sûrement “en souffrance”, mais peut-on dire qu’il vit la souffrance ? Cela me semble être une spécificité de l’espèce humaine. En effet, le fait de vivre la souffrance implique une conscience réflexive de son état, ce à quoi seuls les humains peuvent accéder grâce à la fonction symbolique.

On est même en droit de se demander si le fait de vivre la souffrance n’est pas la conséquence directe de cette fonction de représentation, puisqu’elle nous amène à avoir conscience de notre propre limitation au sein de l’univers et de notre propre finitude… C’est donc cette conscience qui est à la fois source de notre plus grande puissance, mais aussi de notre plus grande souffrance ! 

 

Pour ceux dont le métier est de côtoyer, sinon de tenter, de soulager cette souffrance, il me semble important de faire la distinction entre la souffrance à être et la souffrance à exister.

 

Pour ce qui est de la souffrance à être :

L’image qui représente le mieux les caractéristiques de notre  être essentiel, est celle du nouveau-né qui est encore dans un état de fusion, voire d’indifférenciation, d’avec son environnement. Si, pour maintes raisons que l’on peut regrouper sous l’expression de nos blessures primordiales, il ne peut se sentir reconnu dans son droit à “être”, en particulier dans le regard de son entourage immédiat, il pourra se trouver bloqué dans son évolution et évoluer vers un état d’autisme : c’est là, l’expression de la souffrance à être la plus fondamentale. Mais il pourra aussi, si les circonstances et si son seuil de tolérance aux blessures primordiales est suffisamment grand, faire œuvre de résilience et s’organiser un système défensif aussi bétonné que possible pour les enfouir au plus profond de lui-même. Malheureusement, un tel système finit toujours plus ou moins par se fissurer, laissant alors s’exprimer une profonde souffrance à être. La terminologie médicale emploie alors le terme d’essentiel ou d’atypique pour qualifier ce type de troubles qui s’en suit et qui peut aller des douleurs essentielles les plus banales jusqu’à la dépression atypique la plus sévère en passant par toute la gamme des troubles psychotiques… S’expriment alors, selon leur importance relative, ce que nous pourrions appeler les noyaux psychotiques de chacun d’entre nous, sachant que peuvent s’exprimer en même temps des mécanismes de défense tout à fait névrotiques.

On voit donc que le petit mammifère humain n’a pas d’autre choix que celui d’évoluer vers la fonction symbolique qui caractérise l’espèce humaine, sinon il est condamné à l’enfermement autistique qui risque de durer fort longtemps puisque, en France, depuis 1992, l’autisme n’est plus considéré comme une maladie mentale à soigner, mais comme un handicap à contenir et à rééduquer (…).

 

Pour ce qui est de la souffrance à exister :

Je situe le fait d’“ex-ister” comme une qualité spécifiquement humaine qui nous permet de nous extraire, comme le préfixe ex le souligne, d’un état d’être essentiel en confluence avec la nature, pour aller vers un état de différenciation et de distanciation par rapport à notre environnement. C’est ainsi que naît la fonction symbolique et la conscience réflexive de nos capacités manipulatoires sur tout ce que nous approchons pour satisfaire nos besoins et affirmer notre libre arbitre.

Cette capacité à se situer en tant qu’être différencié dans le regard de l’autre présuppose que la personne s’est déjà constitué un “moi” et qu’elle a donc un plein accès à la fonction symbolique. La souffrance à exister relèvera donc beaucoup plus de mécanismes de défense du registre névrotique.

C’est le passage de l’“être en soi” à l’“être au monde”, le passage de l’essence à l’existence ou bien celui de l’ontologique au psychologique.

 

Quelques rappels neurophysiologiques…

 

Remettons-nous en mémoire quelques bribes de neurophysiologie pour mieux comprendre d’où s’origine cette sensation si particulière qu’est la souffrance.

Toutes nos perceptions, qu’elles soient extéroceptives (venant du monde extérieur) ou proprioceptives (venant de notre propre corps), qu’elles nous apportent du plaisir ou de la douleur, aboutissent aux mêmes noyaux cérébraux : les deux thalamus, appelés aussi par les anciens anatomistes « La chambre nuptiale »… Là où s’unissent le féminin et le masculin, là où s’opère la conjonction des opposés pour tenter d’advenir à l’unité ! C’est dire déjà l’importance de ce lieu de convergence de tous les signaux sensoriels, qu’ils nous viennent du monde extérieur ou du monde intérieur. Notre plus grand défi au jour le jour n’est-il pas de mettre en harmonie les exigences du monde extérieur auxquelles nous répondons par notre façon d’être au monde et les exigences de notre monde intérieur, ce qui relève du Soi et de la dynamique de sens qui nous permet de jouir de la vie en elle-même ?

"Pour une même blessure, chacun éprouvera un retentissement différent en terme de degré de souffrance ressentie"

Les thalamus sont situés à l’entrée de chaque hémisphère cérébral, juste au-dessus de l’hypothalamus qui est unique et se présente comme le véritable chef d’orchestre de tout notre système endocrinien, et la tête de pont de tous les noyaux centraux du système neurovégétatif (dans sa dimension parasympathique).

Ils sont donc très exactement au point de jonction entre le cerveau reptilien, qui est unique et sous-jacent, et nos autres cerveaux, limbiques et corticaux, qui sont subdivisés en deux, un dans chacun de nos hémisphères, situés au-dessus d’eux. Seraient-ils alors les points d’articulation entre ce qui de nous participe d’une unité fondamentale (le reptilien), mais nous amène à fonctionner au sein d’une dualité (les hémisphères) ?

On peut considérer, de façon très schématique, que le cerveau reptilien est le lieu de la vie “animale” (fonction intuition et fonction sensation), que le cerveau limbique est le lieu de la vie affective et de l’intégration de l’expérience (fonction sentiment) et que le cortex est le lieu de convergence de toutes les informations des deux premiers pour aboutir à notre vie intellectuelle et spirituelle (fonction pensée et sa mise en œuvre au travers de notre libre arbitre et de la créativité). On voit alors que le lieu de convergence de toutes les informations qui renvoient à cette expérience de la souffrance, se situe à la jonction entre l’espace de notre vie animale et l’espace de ce qui fait de nous un mammifère si spécifique, à savoir celui de notre vie affective et intellectuelle.

Tout vécu de douleur physique brutale (brûlure, blessure, etc.) répond à un arc réflexe au niveau de la moelle épinière qui permet une réaction immédiate de l’organisme et ne met pas en jeu les thalamus, dans un premier temps. C’est le retentissement secondaire de cette douleur qui va passer par les thalamus et subir alors un traitement qui sera très différent selon les individus : pour une même blessure, chacun éprouvera un retentissement différent en terme de degré de souffrance ressentie.

De façon un peu caricaturale, on peut dire que si l’on est dans une verticalité Yang, le signal de la douleur pourra être transmis aux niveaux corticaux supérieurs et une lutte s’opèrera pour contenir cette douleur (lutte qui peut être fatale si l’on ne prend pas le temps de s’abandonner à sa dimension Yin pour évaluer nos limites et nos besoins pour y faire face) ; si l’on est dans une horizontalité Yin, le signal descendra vers les structures inférieures du reptilien, avec un retentissement important au niveau du parasympathique : la douleur sera alors majorée par une dimension d’angoisse et d’abandon dans le lâcher prise qui peut aussi être fatale si aucun signal Yang ne nous amène à lutter contre l’adversité.

Le même schéma est applicable quand il s’agit de souffrance psychologique : elle apparaît directement en lien avec notre capacité ou non à assumer cette conjonction si difficile entre les exigences de l’instinct, liées au reptilien et procédant de sensations proprioceptives, et celles qui ont trait à nos besoins affectifs et intellectuels, liées au cortex et procédant de notre histoire relationnelle au sein de l’environnement.

Plus nous sommes dans notre verticalité, plus nous pouvons contenir cette souffrance et en faire un élément du champ permettant un ajustement créateur ; plus nous sommes en confluence avec le milieu, plus le signal retentira sur le reptilien avec son cortège de somatisations adjacentes et d’angoisses insupportables.

On pourrait être amené à se demander si notre rôle de psychothérapeute ne serait pas d’accompagner l’autre dans un chemin de verticalisation pour lui permettre de transformer sa souffrance insupportable en une souffrance supportable ? On pourrait parler aussi du passage entre une souffrance insensée et une souffrance sensée. N’est-ce pas cette dernière forme de souffrance qui, paradoxalement, nous permet de goutter la jouissance à vivre qui ne tient que par son opposé : la souffrance à vivre ?  

 

D’une topographie anatomique

                                 à une topique psychologique…

 

Une foule de questions se précipite alors :

– Est-ce à dire que la souffrance se situe très exactement à l’articulation entre ce qui appartient au donné de nature et ce qui appartient à l’acquis de notre histoire, c'est-à-dire à notre culture ?

– Comment concilier cette propension à retrouver cette confluence primordiale avec l’environnement comme le vivent les animaux ou les bébés, et ce qui nous fonde dans la spécificité de notre humanité, à savoir cette capacité de distanciation et de représentation des données de l’expérience qui fonde notre fonction personnalité en même temps que notre culture ?

– Toute souffrance serait-elle la résultante d’un conflit entre ce qui appartient à notre nature et ce qui appartient à notre culture ?

– Ne peut-on pas aussi extrapoler en parlant du conflit entre ce qui a trait à notre essence, à notre “être en soi” et ce qui a trait à notre existence, à notre “être au monde” ?

– On peut aussi se demander si la souffrance ne serait pas un passage obligé dans le processus d’individuation qui nous demande de mettre toujours plus d’harmonie entre le haut et le bas et donc de fluidifier toujours plus cette interface entre nature et culture en nous ?

– Si je me laisse un peu “délirer” : ne serions-nous pas condamnés à devoir concilier les énergies chtoniennes de notre appartenance à la terre qui font de nous des membres à part entière de la nature terrestre et puis des énergies venues du ciel qui font de nous les seuls mammifères participant à ce profond mystère qu’est celui de l’avènement de la conscience ?

 

Quelques considérations étiopsychopathologiques

Dr Pierre CORET
Psychiatre Homéopathe Retraité

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