Sensorialité et sexualité en devenant père. Geneviève WROBEL. Revue Sexualités Humaines 10

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Par Geneviève Wrobel

L’expérience de la psychologue clinicienne et psychanalyste spécialisée en maternité, et au travers des « groupes de paroles », nous permet d’entrer dans le monde des pères…

 

Introduction

Pendant des siècles les jeux étaient faits d’avance. « L’ordre sexuel (…) et l’ordre patriarcal façonnaient les collectivités et les individus dans leurs doctrines et leurs pensées » (1) et réservaient à la femme passivité et sensorialité dont la société masculine devait surtout libérer l’enfant. A l’homme étaient dévolues l’activité et l’ouverture au monde de la spiritualité. Les progrès scientifiques et médicaux ont modifié les représentations du corps souffrant, du corps en vie et du corps mort, de la sexualité par la disjonction entre sexualité de reproduction et sexualité de récréation. Les découvertes de Freud sur l’inconscient et la sexualité infantile, bouleversant les notions d’activité et passivité, d’un au-delà du sexe biologique et de l’intrication vie et mort par le jeu des pulsions, ont largement contribué au changement du rapport de l’individu à son corps.

Les portes des lieux de naissance se sont ouvertes aux futurs pères d’abord, aux psychanalystes ensuite. Les uns furent invités à accompagner leur conjointe aux consultations, aux échographies et pendant l’accouchement. Les autres ont commencé à écouter ce qui agitait les premiers. Des phénomènes complexes d’origine socioculturelle ont poussé les pères, de plus en plus nombreux, à participer-assister au « déroulement des opérations », selon leur expression, qui entourent la naissance. Mes propres interrogations sur leur présence assidue -parfois omniprésence - se sont conjuguées à leur demande d’une « préparation à accompagner » pour aboutir à la création d’un groupe de pères.

En effet, ils évoquaient leur difficulté à parler à leurs proches ou amis de leurs émois, de leurs craintes, de leurs angoisses, de leurs fantasmes. Tabou disaient certains, honte ou pudeur formulaient d’autres, ils se sentaient assignés au silence jusqu’à la création d’un espace de parole désigné comme tel. Le choix de ces mots « tabou, honte ou pudeur » ne renvoie-t-il pas à la sexualité et à l’indicible des fantasmes arrimés à un corps pris à parti quand le réel du corps de la femme s’impose à leur regard dans le temps de la grossesse et de l’accouchement ?

 

1 - Le temps de l’attente

« Voué aux caresses de surface, il se contente d’écouter attentivement les nouvelles des profondeurs. »

Entre sentir et ressentir

Le discours des pères laisse entendre un projet de maîtrise des événements alors qu’ils évoquent ce qui, dès l’origine, leur échappe. Ils se vivent parfois comme absentés de la conception de l’enfant car il leur manque le savoir qu’ils ont fabriqué un enfant. Vient l’annonce de la grossesse. Le flou demeure sur l’union décisive, même quand l’échographie semble leur offrir, a posteriori, une date exacte. La majorité des pères parle de la grossesse comme d’un événement privilégié pour la femme, sans se sentir exclus pour autant. Mais la suite de leur discours vient démentir cette affirmation, quand ils font de leur présence à l’accouchement, la continuité de l’acte procréateur.

L’idée de sortir le temps de la grossesse des « parenthèses » qui les laissent sur la touche, contribue à leur présence assidue aux consultations prénatales et aux échographies. Ils se demandent quel est l’effet produit par les mouvements du fœtus, et souvent ils aimeraient les ressentir. A défaut de sentir l’enfant bouger en eux, ils construisent des scénarii, pour certains via l’haptonomie, au cœur desquels l’enfant bouge et répond à leur voix, leurs appels, la chaleur de leurs mains. Ils s’imaginent, plus tard, le porter en kangourou pour ressentir quelque chose de similaire. Pour sortir de cette exclusion, ils accompagnent le suivi de la femme, et surtout investissent le champ de la sensorialité. Ils disent communiquer avec l’enfant, à leur manière, ils lui parlent, ils le calment, ils le font bouger… et l’enfant leur répond. Tout en parlant, ils forment avec leurs mains un creux qui évoque le creux maternel. Ils font entendre leur voix à l’enfant, ils l’appellent, ils le font venir à eux.

« Je l’appelle, je parle avec lui. Comme d’habitude il bouge. Parfois même je dis son prénom. Il change beaucoup de position, il bouge beaucoup et fait mal à sa maman. J’essaie de le caresser, de lui dire qu’il se calme et qu’il dorme. Après, je vérifie et je sens qu’il dort vraiment, voilà ! Je sens qu’il y a un lien entre lui et moi. Aussi, quand on allume la radio ou la télévision trop fort, il réagit au bruit. Il n’aime pas le bruit. Parfois j’ai les mains froides, si je les pose sur le ventre de ma compagne, alors il réagit d’un seul coup, il ressent la fraîcheur. Je sais qu’il ressent ! »

 

Masculin / féminin

« Le père, ce n’est pas le père romain d’autrefois. Toute paternité était volontaire ; on était père si on le voulait, toute paternité était adoptive. C’est fini ; on reçoit cette place vide de la parole d’une femme. (…) On l’occupe à sa manière. » 

Aujourd’hui l’homme occupe une place très différente de celle du passé. Son investissement pendant la grossesse et le partage dans les soins au nourrisson suscitent une sensorialité très précoce entre lui et l’enfant. Mais les hommes ne s’y trompent pas et, pour la plupart, ne revendiquent rien de similaire à la sensorialité mère-enfant. Ils savent que la gestation, l’accouchement et l’allaitement sont spécifiques à la femme et qu’ils ne l’expérimenteront jamais. Le même acte pratiqué par la femme ou par l’homme - donner un biberon, le changer, le bercer - est nommé maternage par l’une, paternage par l’autre. Interprétations maternelles et paternelles se confondent rarement. L’homme dit volontiers que son regard porté sur le nourrisson fait rire celui-ci, que ses mains le calment, le rassure, que sa voix le ravit. La femme dit plus facilement que l’enfant anticipe, en reconnaissant ses gestes, le moment de la tétée, qu’il lui sourit, qu’il s’agrippe et se blottit contre elle, qu’il reconnaît son odeur et sa voix.

« Quelqu’un entre nous »

Pendant la grossesse, l’homme rencontre une limite, celle qui ramène à la frontière entre intérieur et extérieur. Tout geste intrusif est banni et la sexualité éveille parfois les craintes. L’homme peut avoir peur d’atteindre l’enfant avec son pénis ou il aimerait que le médecin lui explique si l’intérieur du corps de la femme est bien cloisonné. Les fantasmes destructeurs œdipiens émergent et nous ramènent à la joute père-fils ou à l’abîme sans fond du corps maternel.

La relation duelle se modifie au sein du couple. La configuration la plus fréquente présente un rapproché attentionné de la part de l’homme et un éloignement sexuel. Sa manière de protéger mère et fœtus évoque l’expression de tendances maternelles, mais toujours empreintes de virilité. Alors que l’activité sexuelle du couple est soutenue par le potentiel de reproduction, la sexualité se trouve vécue tout autrement quand l’enfant s’annonce. La réalisation de l’acte sexuel peut devenir transgression « en présence de l’enfant ». Un homme écoute les autres parler des changements survenus depuis le début de la grossesse, au sein du couple. Il prend la parole ainsi : « Ma libido décline depuis le début de la grossesse. C’est comme s’il y avait quelqu’un entre nous, impossible d’oublier ce ventre. »

Comment ne pas penser alors au retour de l’infantile et à l’exclusion de la scène primitive ? L’enfant qu’il était ne peut voir. De plus, son désir désintriqué des composantes reproductrices l’autorise-t-il à la jouissance « pour rien » ?

Evoquons maintenant l’illusoire complétude de la femme enceinte. Fantasme au féminin ou au masculin ? La façon dont les futurs pères parlent du changement de leur conjointe pendant la grossesse demeure frappante : elle change physiquement, elle change aussi de comportement, elle est plus fatigable ou plus active, plus tendre ou plus irritable, moins nerveuse ou moins patiente… Bref, ils en parlent presque tous avec passion. Une aura particulière enveloppe celle qui vit une expérience aussi insaisissable pour eux ; image évocatrice s’il en est : ils n’osent « la rejoindre dans sa bulle ». Pour quelques-uns seulement, un sentiment proche de l’aversion transparaît, le plus souvent liée au ventre arrondi, comme si la femme s’était éclipsée derrière cet organe monstrueux. « J’aime les femmes rondes, mais là c’est différent. Seul le ventre est proéminent, c’est intrusif ! »

 

Ne pas ça voir

Le regard de l’homme est sollicité tout au long de la grossesse du fait des métamorphoses du corps de la femme. Il peut se sentir contraint à voir le ventre rond, excité de voir le contenu du ventre maternel à l’échographie, désireux de voir l’enfant naître, émerveillé de voir l’enfant sur le ventre de sa mère, parfois sidéré par le premier regard de l’enfant accroché à celui de sa mère, voire horrifié par la vision de l’enfant au sein. Certains témoignent du conflit interne par l’érection d’un écran. Pendant la grossesse, ils disent leur préférence pour les drapés d’étoffes fluides cachant les rondeurs indiscrètes. Ceux qui aiment les jeux vidéo soulignent l’accroissement du temps qu’ils passent devant leur écran. Il est possible de penser que l’engouement pour le jeu vient témoigner d’une activité solitaire en place de la sexualité du couple. Mais la dimension virtuelle du jeu, l’interposition de l’écran entre les personnages et eux-mêmes, et le fait qu’ils se trouvent simultanément dans et hors l’écran, un peu comme les spectateurs de leurs propres rêves, représentent probablement un moyen de se détourner de la réalité.

 

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